Biens communs de la connaissance
Deux définitions historiques
Les bien communs ou simplement “communs” connaissent plusieurs définitions selon le point de vue théorique retenu. La plus ancienne des définitions écrites semble être celle du code justinien publié au VIe siècle, 4 types de propriétés sont définies selon la nature des propriétaires : la res-publicae concerne les choses qui appartiennent à l'état, la res-privae celles qui appartiennent à des individus, la res-commune pour les choses qui appartiennent à tous et la res-nullius pour ce qui n'appartiennent à personne.
Plus récemment, les économistes néo-classiques basent leurs définitions sur les caractéristiques des biens, c'est une vision naturaliste : exclusifs/non-exclusifs (subtractability) c'est à dire la possibilité ou non d'en réguler l'accès ; rivaux/non-rivaux (Rivalry) dans le sens où la possession d'un bien en prive les autres personnes. Les biens publics1) 2) ou plutôt bien collectifs3) sont ceux non-exclusifs et non-rivaux (par exemple les ondes radio, le langage, etc.), les biens privés sont exclusifs et rivaux (des chaussures), les biens de clubs4) ou à péage (toll) sont exclusifs mais non-rivaux (le métro ou une projection au cinéma) et les biens communs sont non-exclusifs mais rivaux (poissons dans la mer, places de stationnement dans les rues pour les vélos).
Le mélange entre la définition basée sur la nature du propriétaire (définition 1) et la définition basée sur la nature des biens (définition 2) rend le débat plus complexe. Ainsi un bien commun (déf2) peut être en même temps un res-privae (déf1), par exemple une forêt privée, et un bien public (déf2) peut être la propriété d'une personne privée, par exemple un texte sous droit d'auteur ou une invention breveté. Ainsi, selon ces définitions, ce qui est appelé “bien commun de la connaissance” serait en réalité des bien public (déf2) appartenant à tous, res-communes (déf1).
Une question fondamentale des biens communs porte sur la possibilité de leur “enclosure”, c'est à dire de les transformer en biens privés ou à péage, d'exclure une partie de la population en lui refusant le libre accès. Ce phénomène a été particulièrement observé et décrit en Grande-Bretagne certains droits communaux autorisaient l'accès aux bois et aux champs pour permettre aux habitants de récolter du petit bois à usage personnel ou pour faire pâturer les moutons. Mais entre le XVème et le XIXème siècle plusieurs vagues d'enclosure ont eu lieu. À l'initiative de quelques propriétaires, des murs ont été construits et les droits d'accès aux terrains ont été remis en cause, au détriment des populations. Certains historiens note toutefois qu'à l'inverse des mouvements de contre-enclosure ont été utilisés par les colonisateurs européens pour déstabiliser des sociétés autochtones, certains droits de propriété déjà établis ont été contestés5). On le voit, les deux types de définitions des propriétés ne sont pas si hermétiques et naturels.
Elinor Ostrom et les communs de la connaissance
Pendant 50 ans, la politologue et économiste Elinor Ostrom (Prix Nobel d'économie 20096)) a mené des recherches sur les biens commun, plus particulièrement sur leur gouvernance, en réalisant des études de terrain (contrairement à la quasi-totalité des économistes néo-classiques). Ses travaux visaient notamment à montrer que “la tragédie” des communs7) n'était pas inévitable, c'est à dire que des bien rivaux mais non enclos ne sont pas forcément voués à être mal entretenus, sur-exploités, gaspillés ou détruits.
Elinor Ostrom a donc renouvelé l'approche théorique en proposant une typologie moins binaire8). Pour elle les biens sont “plus ou moins exclusifs” et “plus ou moins rivaux”, et elle remplace le terme “bien commun” par “bassin commun de ressources” (Common-pool ressource, CPR). Surtout, dans sa définition des biens communs, elle minimise l'importance de la nature des biens pour mettre l'accent sur le cadre institutionnel et réglementaire qui les fait exister9). Ses travaux empiriques lui ont permis d'identifier 8 principes qui concourent à la consolidation sur le long terme des bassins commun de ressources :
- Les frontières des groupes considérés sont clairement définies ;
- Les règles régissant l’usage des biens collectifs répondent aux besoins et spécificités locales ;
- La plupart des individus concernés par ces règles peuvent le cas échéant participer à leur modification ;
- Le droit des membres des communautés à élaborer leurs propres règles est respecté par les autorités extérieures ;
- Un système de contrôle des comportements des membres de la communauté est mis en place ; cette surveillance est prise en charge par les membres de la communauté eux-mêmes ;
- Un système de sanctions graduées est utilisé ;
- Les membres de la communauté ont accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
- Pour les biens de propriété collective (CPR) qui sont des sous-ensembles de systèmes plus vastes : l’appropriation, la fourniture, la surveillance, l’exécution, la résolution des conflits et les activités de gouvernance, sont organisées en strates différentes et imbriquées.
En 2007 Elinor Ostrom et Charlotte Hess (bibliothécaire à l'université de Syracuse dans l'État de New York) proposent de considérer le savoir comme un bien commun10). On pourrait s'étonner de l'utilisation du terme “communs” pour quelque chose qui a priori est non-rival et non-exclusif. Cette orientation théorique résulte notamment du besoin d'analyser le conflit majeur et croissant entre d'un coté les propriétaires de maisons d'éditions scientifiques et des droits d'auteurs affairant et de l'autre coté la communauté scientifique, dont les chercheurs (qui réalisent la quasi totalité du travail d'édition mais cèdent la plus part du temps leurs droits d'auteurs) et les bibliothécaires (qui acquièrent les exemplaires ou l'accès à ces publications)11). C'est aussi une prise en compte des menaces qui pésent sur la liberté de pensée, notamment des scientifiques : précarité économique, pénétration des entreprises dans l'éducation et la recherche etc.
Ainsi elles ne considèrent pas la connaissance comme une chose désincarnée, pour elles la connaissance rencontre les mêmes risques que les biens commun classiques :
- des problèmes de conservation et d'entretien : perte, dégradation, corruption ;
- des problèmes d'usage concurrent : conflits d'édition, effets de réseau, infopollution, infobésité etc. - on retrouve ici les enjeux de l'Économie de l'attention ;
- des risques d'enclosures : copyright et droits d'auteurs mais aussi brevets et brevets logiciels ou sur le vivant (ces deux derniers types de brevet ne sont pas reconnus en Europe12)), attaques contre le domaine public dans lesquelles entrent les œuvres etc.
Ainsi la rivalité propre aux biens communs est décalée de manière complexe. Elle ne porte plus que sur la ressource elle même (les fichiers sur un serveur, le serveur lui-même, les livres, etc.) mais sur tout un ensemble d'éléments qui participent à son existence comme l'audience, la notoriété, la légitimité, la capacité de mobilisation etc.
Ces problèmes sont pour elles exacerbés par l'informatique et Internet. Elles considèrent le web comme un très mauvais outils de conservation et elles redoutent les techniques d'enclosure des documents numériques (Digital Right Management, documents auto-destructeurs etc.).
Elles en arrivent donc à proposer l'utilisation du nom “communs” qui est plus générique et elles conçoivent une nouvelle définition : les communs sont des ressources partagées par un groupe de personnes. Charlotte Hess propose même de la compléter ainsi : les communs sont des ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures. Cette proposition ancre la conception d'Ostrom et Hess dans une vision non pas naturaliste mais sociale. C'est une imbrication entre la ressource, la communauté et les règles de gestion qui rappelle la conception tridimensionnelle du document de Roger T. Pédauque.
Les logiciels libres contre les enclosures
Parmi les réussites “déjà là” des biens communs de la connaissance, Elinor Ostrom et Charlotte Hess mettent en avant l'encyclopédie libre Wikipédia et le mouvement des logiciels libres. L'une est publiée sous licence “Creative Commons paternité partage à l’identique”, les autres sont très souvent publiés sous la licence Gnu General Public Licence (Gnu GPL), notamment le noyau Linux.
La Gnu GPL est l'une des plus anciennes licences libres, elle a été publié par la Free Software Foundation (FSF) en février 1989 à Boston pour distribuer les logiciels libres du projet Gnu. Ce projet fut initié en réaction aux enclosures de logiciels qui commençaient à se multiplier. En effet avant les années 1980, il était presque impensable de ne pas rendre publiques les sources des logiciels, d'une certaines manières les logiciels libres étaient une “évidence”. Face à la multiplication des logiciels propriétaires, la FSF a été la première a établir une définition claire des logiciels libres, et donc des licences qui permettent leur diffusion et leur protection contre les enclosures. Cette définition se base principalement sur quatre libertés accordées aux personnes qui utilisent un logiciel :
- liberté 0 : la liberté d'exécuter le programme comme vous voulez, pour n'importe quel usage ;
- liberté 1 : la liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de le modifier pour qu'il effectue vos tâches informatiques comme vous le souhaitez ; l'accès au code source est une condition nécessaire ;
- liberté 2 : la liberté de redistribuer des copies, donc d'aider votre voisin ;
- liberté 3 : la liberté de distribuer aux autres des copies de vos versions modifiées ; en faisant cela, vous donnez à toute la communauté une possibilité de profiter de vos changements ; l'accès au code source est une condition nécessaire.
La Gnu GPL ajoute une clause supplémentaire, non nécessaire pour qualifier un logiciel de “libre” mais très importante pour éviter son éventuelle future enclosure. Cette clause s'appelle copyleft, elle définit une contrainte pour les personnes qui modifieront le logiciel libre : l'obligation de redistribuer les modifications apportés au logiciel et donc à son code source sous la même licence. C'est d'autant plus utile que les logiciels sont des choses qui, actuellement, sont vites obsolètes, les mises à jours (modifications) sont donc très importantes - mais ceci est aussi vrai pour les objets de connaissance, une encyclopédie nécessite toujours un travail de mise à jour, d'entretien ou d'enrichissement etc.
Richard Stallman, qui est à l'origine du projet Gnu et de la Gnu GPL, résume cette définition par “Liberté, Égalité, Fraternité”. On peut dire que la mise en œuvre de ce type de licence générique est un détournement du droit d'auteur. Au lieu d'interdire certaines actions à l'utilisateur-lecteur, le droit d'auteur est utilisé pour lui garantir des libertés et pour obliger l'auteur à publier le code source du logiciel.
Plus tard, en décembre 2002, d'autres licences ont été crées par la fondation Creative Commons afin de publier d'autre documents que des logiciels comme des images, films, textes et sons. La fondation a publiée une gamme de licences permettant d'accorder plus ou moins de libertés ou d'obligations au destinataire. Mais on peut noter que certaines de ces licences sont très vulnérables face aux enclosures car elles n'utilisent pas la clause copyleft. Surtout aucune de ces licences ne garantit l'accès au “document source”, par exemple un PDF a souvent pour document source un document Microsoft Word ou Libre Office.
Sur les logiciels libres, voir aussi :
- la notion, distincte, de logiciel libérateur OpenOffice.Org, Pourquoi pas ? - Benjamin Bayart - 2004 autre source http://framasoft.net/IMG/liberateur.pdf